Je suis allée prendre un café au petit café du coin ce matin, comme je le fais 2 ou 3 fois par semaine.
J’ai pris l’habitude de ce café car le commis du matin, Antonio Ricardo, parle bien l’anglais et aussi parce que c’est l’un des seuls établissements qui sert du déca.
Pas drôle vieillir ! J’ai des palpitations quand je bois de la caféine, je tolère de moins en moins bien l’alcool, je commence à avoir un petit quelque chose avec le gluten et y’a de plus en plus de monde qui me tape sur les nerfs.
Oh well !
Je m’assois au comptoir, je commande mon déca, je feuillette le journal pendant qu’Antonio Ricardo est en train d’effacer les prix sur l’ardoise pour encore une fois, les augmenter.
Ça fait à peine un mois que je suis ici et il y a déjà eu 2 hausses tarifaires.
En fait, en 2024, l’Argentine a subi une inflation du coût de vie d’environ 4% MENSUELLEMENT, en plus du 276% de l’année dernière.
La plupart des restos n’affichent plus de prix sur leur site web et ont fait faire des menus vierges dans lesquels ils leur sont possible d’inscrire les prix à la main et de les effacer.
Le problème, c’est que les salaires n’ont pas bougé d’un poil.
Je regarde Antonio Ricardo inscrire les nouveaux tarifs sur le tableau.
Il n’est pas zen.
Je peux ressentir toute sa frustration et son angoisse dans son coup d’efface.
Croissant au beurre : 2 700 ARS
Croissant crème pâtissière : 3 200 ARS
Croissant au Nutella : 10 800 ARS.
« Je crois que tu as mis un zéro de trop Antonio ! Tu ne vendras pas beaucoup de croissant au Nutella à 11 USD ! »
« Malheureusement, c’est le bon prix. Les touristes vont acheter les croissants au Nutella, mais les Argentins, on a plus les moyens de manger du Nutella. On a plus les moyens de grand-chose. »
« Il s’est passé quoi, avec le prix du Nutella, dis-moi ? Parce que le prix de ton croissant est passé de 4$ à 11$ USD, one shot ! »
Antonio Ricardo m’explique que le prix du pot de Nutella a subitement augmenté de façon exponentielle.
Ça a même fait les manchettes.
Apparemment, au téléjournal du soir, ils ont dit que ceux qui ont en leur possession un pot de Nutella à la maison serait mieux d’en faire bon usage et de lécher le fond !
C’est vrai que dès mon arrivée, lors de ma première épicerie, j’avais constaté un écart déraisonnable entre les produits locaux et les importations, mais je dois admettre que n’étant pas consommatrice de Nutella, je n’avais pas porté attention au prix de celui-ci.
Suivant une augmentation difficilement explicable, le petit format se vend l’équivalent de 8 $USD, le grand près de 13$ USD. Tu me diras peut-être que c’est à peu près le prix que ça se vend au IGA, ce à quoi je te répondrai : Ouin mais c’est le Canada, on n’a pas le même niveau de vie.
" La crème pâtissière, elle n’a pas augmenté autant ? " que je lui demande.
« La crème pâtissière, on la fait nous-même »
Au printemps dernier, le gouvernement a plafonné les hausses de prix des produits de première nécessité pour tenter de calmer la révolte du peuple, pris à la gorge dans un tourbillon sans fin d’augmentation des denrées, des loyers, de l’électricité, des télécommunications….bref, de TOUT.
Ce qui est fait à partir de produits de première nécessité est donc moins propice à subir de grandes augmentations. Pour tout le reste, considéré comme « produits de luxe » (plus souvent qu’autrement des produits qui ne proviennent pas d’Argentine), les variations tarifaires sont rocambolesques.
Antonio Ricardo me regarde, il hausse les épaules et me dit: « C’est à cause du Nutella que je travaille ici »
Je le regarde d’un air intrigué.
« C’est mon deuxième job, le café. Je viens ici, ouvrir le café tous les matins, puis je vais travailler à la Stellantis, le soir. »
La Stellantis, c’est une usine de production de grands géants automobiles européens.
Antonio y travaille depuis plus de 15 ans.
L’année dernière, suivant l’augmentation du coût de vie de 276%, il a eu droit à une augmentation de salaire de quelques cents et un golden ticket pour se trouver un deuxième emploi, tandis que le PDG a empoché une prime de 36 millions.
« On doit payer le loyer, l’électricité, l’épicerie, les cellulaires et mes enfants adorent le Nutella. Je ne peux pas vivre dans un monde où je ne peux pas payer de Nutella à mes enfants. Qui veut vivre dans un monde sans Nutella ? »
Je comprends qu’il ne s’agit pas de Nutella.
Le Nutella est la métaphore de tout ce qui ne va pas en Argentine
De tout ce que ses enfants ne pourraient pas avoir sans ce deuxième emploi.
De tous les « Non » ou les « On n’en a pas les moyens » qu’il devrait leur dire.
De tous les sacrifices que sa famille serait dans l’obligation de faire sans celui-ci.
Alors Antonio Ricardo fait ce que Javier Milei, le président responsable de la présente catastrophe économique du pays, a dit de faire : « Tenez bon ! Serrez-vous la ceinture! Trouvez un deuxième emploi ! Sortez vos économies si vous en avez ! Nous en avons pour 4 ans. L’Argentine redeviendra ensuite celle qu’elle était autrefois; prospère et puissante! »
Personnellement, je n’ai pas souvenir d’avoir connu un temps où l’Argentine était prospère et puissante, mais bon…c’était peut-être avant ma naissance.
Le salaire moyen en Argentine est l’équivalent de 625$CAD par mois.
Le prix moyen d’un loyer en 2024, dans la capitale, est de 700$ par mois ( versus 275$ en 2022).
Fais les maths comme tu voudras, ça n’arrive pas.
Même avec 2 salaires, si on ajoute des enfants à l’équation, ça arrive difficilement.
L’Argentine se révolte comme elle peut.
Parfois en manifestant, mais souvent, de manière plus silencieuse.
À Buenos Aires, particulièrement dans le quartier San Telmo, on peut voir Mafalda, l’emblématique personnage de BD de Quino, reprendre vie sur des affiches de protestation.
Et Mafalda en a plein le cul, je te jure!
Je me suis même acheté un T-Shirt dans un kiosque de centre d'aide locale, pour être solidaire.
BASTA ! ( That’s enough / C’est assez )
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Je regarde mon cellulaire, il est 8h30.
Je paye mon café et je remercie Antonio pour la belle conversation.
Je dois quitter, j’ai un rendez-vous avec des clients.
Je dois aller vendre des voyages ; un luxe qu’Antonio ne pourra probablement pas se permettre de sitôt.
Je crois en fait qu’Antonio Ricardo devra vivre dans un monde sans Nutella pour un certain temps.
J’ai soudainement un immense pincement au cœur.
Je me dit que sur le chemin du retour, je vais arrêter à l’épicerie pour lui acheter le plus gros des pots de Nutella en vente puis j’irai lui porter cette semaine en espérant que ses enfants puissent vivre aussi longtemps que possible dans un monde avec du Nutella.
En photo, un petit recap des traductions françaises que j'ai trouvé sur le web, de certaines des affiches de protestations qui placardent San Telmo.
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